Voici le marque-page d'avril reçu de MITOU, d'après un tableau du peintre breton Bernard Morinay
La marinière qui louchait
Elle s'appelait Marwenn mais on l'appelait Marinière. Elle était un t-shirt à rayures bleues et blanches. Tout le monde l'aimait beaucoup et en avait une dans son armoire. Elle était devenue un symbole très connu des régions de bord de mer et elle représentait bien la Bretagne, la plus maritime de toutes.
Marwenn passait souvent à la télé. Dans les métros des grandes villes, on la voyait sur d'immenses affiches publicitaires.
Elle avait beaucoup d'amis, surtout parmi les humains. Elle était heureuse, chacun l'appelait par son surnom, dans n'importe quelle vitrine du monde. Un grand couturier l'avait fait voyager en compagnie d'une casquette, et même un ministre l'avait flattée en public, un soir de campagne électorale. Elle avait tout le succès qu'un t-shirt peut espérer.
|
tableau Bernard Morinay |
Mais il lui manquait quand même quelque chose. Elle n'avait pas d'amoureux à qui parler, sur qui se pencher et qui l'aurait serrée dans ses bras. Les t-shirts ordinaires, avec qui elle aurait pu sympathiser, voyaient d'un mauvais oeil son succès. Faut dire qu'elle était arrogante avec ses rayures parfaites. Elle n'avait aucun pli, aucun défaut, elle était la droiture même.
Marinière finit par comprendre qu'il y avait de la jalousie à son égard, et du rejet. Impossible dans ces conditions de créer des liens sincères avec des t-shirts qui se croyaient "funkys", humoristiques, alors qu'ils étaient à peine imprimés au milieu; ou encore avec des t-shirts bariolés en tout sens et déteignant au lavage. Ils n'avaient rien en commun, ni dans le dessin, ni dans le maintien.
Dans le milieu du t-shirt, elle avait mauvaise réputation : elle se prenait vraiment pour une chemisette, ou un polo pour les moins sévères.
Malgré cela, un matin au réveil, elle se décida : "ce mois-ci, je trouve un amoureux !"
Et pour y arriver, elle avait une idée extraordinaire. Elle allait porter des lunettes pour loucher. Drôle d'invention. Pour séduire, porter des lunettes qui font loucher? Mais c'était assez bien vu en fait. Les lunettes grossissantes modifieraient ses lignes, déformeraient le t-shirt. Elle serait soudain plus cool, plus imparfaite. C'est exactement ce qu'elle voulait.
|
tableau Bernard Morinay |
Elle alla donc voir un opticien pour lui commander des lunettes pour loucher. Le monsieur n'avait jamais reçu une demande pareille. Il ne savait même pas si cela existait.
La Marinière ne s'affola pas une seconde. Elle sortit son porte-monnaie et montra tout ce qu'elle avait gagné comme argent en faisant des spots publicitaires.
Là, c'est l'opticien qui loucha sur les billets de banque. Il lui fabriqua des lunettes sur mesure, qu'elle choisit jaune, pour bien dépareiller du bleu et du blanc.
Elle sortit dans la rue et tout le monde la regarda. Comme elle en avait l'habitude. Sauf que cette fois, les gens la regardaient de travers.
Cela l'amusa beaucoup.
En moins d'une semaine, elle avait discuté avec 6 t-shirts de sport, 4 débardeurs gondolés et 5 jeans déchirés. Elle fut invitée à dîner par des vêtements de tous les styles.
Un soir, chez des amis, elle croisa du regard un kilt rouge et noir, tout à fait régulier, droit dans ses chaussettes et assez rigide de tempérament. Ils s'assirent l'un à côté de l'autre. Ils discutèrent, firent connaissance. Puis ils se virent seuls tous les deux. Il finit par lui enlever ses lunettes pour loucher, car il la trouvait plus belle dans ses rayures d'origine. Ils s'embrassèrent.
Ce fut le début d'une longue histoire d'amour ente la marinière et le kilt. Ils s'unirent et eurent beaucoup de petits kilts et de petites marinières. Les lunettes pour loucher servirent de berceau à poupées jusqu'à la troisième génération.
Et dans cette famille, on apprit dès le plus jeune âge à aimer ses lignes et ses carreaux, sans se préoccuper du regard des autres
Laure Cassus (livre "La marinière qui louchait et autres contes personnifiés sur la Bretagne")
|
tableau Bernard Morinay |