Deux marque-pages peints sur du bois très fin, venant du Japon
côté recto
côté verso
Le pouvoir de la poésie
Il fut un temps au Japon où certaines écoles bouddhiques stigmatisaient la poésie comme une occupation mondaine, un passe-temps superflu qui faisait obstacle à la pratique de la Voie.
Dans un monastère bâti sur les pentes du Mont Hiei qui surplombait le lac Biwa, un novice féru de poésie, plutôt que de psalmodier ses prières, se récitait des vers de grands poètes à longueur de journée. Eshin, le supérieur des lieux, un maître confirmé du Tendai et un propagateur de la doctrine de la Terre Pure d'Amida, particulièrement strict et ascétique, eut vent de cette fâcheuse marotte. Il tança donc le jeune moine à ce sujet, l'enjoignant d'abandonner cette habitude profane et de se consacrer à l'étude des soutras et à la récitation du nembutsu. Mais les condisciplines de l'amateur de poésie rapportèrent qu'il n'avait pas renoncé à sa manie sacrilège. Le maître décida donc de surprendre lui-même le fautif en flagrant délit et de le renvoyer illico chez ses parents.
Un soir, alors que le novice impénitent était sorti sur la véranda pour admirer le ciel empourpré qui se reflétait dans le miroir du lac, le révérend Eshin le suivit à pas de loup, certain qu'il allait pouvoir bientôt lui régler son compte.
Devant le spectacle d'une barque tranquille qui glissait sur l'eau, le novice déclama ce poème de Mansei tiré du Manyoshu, le "Recueil des dix mille feuilles", la plus ancienne anthologie du Japon :
"La vie dans ce monde
A quoi la comparerai-je ?
Sinon au sillage
D'une barque qui s'estompe
Dans la lumière de l'aube."
Bouleversé par ces vers sublimes, l'austère maître de la Loi fondit en larmes et connut une telle intensité d'Eveil qu'elle lui ouvrit les portes d'une dimension qui jusque-là lui était fermée.
Par la suite, non seulement Eshin encouragea son disciple à continuer de réciter des poèmes, mais il se mit à en écrire lui-même.
Contes des sages du Japon de Pascal Fauliot